Quel beau viaduc !

Modérateur: yann

Quel beau viaduc !

Messagepar yann sur Lun 28 Avr 2008 15:20

Quel beau viaduc !

Ça y est enfin ! Le bouchon de Millau n’est déjà plus qu’un vieux souvenir. C’est un viaduc qui lui a magistralement réglé son compte. On salue la prouesse technico-architecturale inaugurée en grandes pompes médiatiques. Et les futurs estivants de savourer par avance le gain de temps réalisé sur la route des vacances. Pourtant, ce viaduc-là est ridicule au regard de son cousin sournoisement construit dans l’ombre depuis vingt ans. Le petit fait diversion afin que le grand poursuive sans trop de trouble son édification.
L’œuvre entreprise est colossale et de longue haleine, jalonnée d’obstacles à contourner par la ruse ou à effacer par la force. Il s’agit de joindre deux rives totalement étrangères l’une à l’autre. Comment passer de la rive de départ – le modèle social patiemment édifié aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale – à la rive finale, celle du Marché total où seul comptent vraiment les prérogatives et actions individuelles encadrées par des structures communautaires imprécises. Voilà l’ambitieux projet que les élites éclairées se sont donné pour mission d’accomplir quand le prétexte de la crise leur offrit une occasion inespérée. Depuis lors, les chefs du chantier se succèdent frénétiquement, au gré des turbulences subalternes, sans que jamais ne soit perdue de vue la ligne d’horizon rêvée.
On ne met pas à bas en un jour une construction historique fortement enracinée dans les profondeurs des sociétés humaines. Une préparation psycho-idéologique des membres de la société les moins préparés à la grandiose aventure doit précéder l’inauguration véritable du chantier et accompagner ensuite son accomplissement. La tâche mobilise nécessairement divers corps de métiers cherchant les principes d’une harmonieuse collaboration. Les architectes-penseurs Hayek et Friedman de la célèbre École de Chicago furent les premiers à entrer en scène. Leur dénigrement systématique de l’intervention de l’État coupable d’entraver la vertueuse concurrence des acteurs économiques eut peu d’écho à son origine. C’était sans compter avec le relais rapidement pris par de puissantes fondations qui se chargèrent de vulgariser la théorie prétendument novatrice. Puis vint le tour d’escouades de technocrates payés royalement pour élucubrer sur la mise en pratique future du nouveau credo. Une fois démontrée sur le papier, la « faisabilité » du projet devint la marotte d’une nouvelle race d’hommes politiques à l’appétit aiguisé par le dévorant désir de faire une carrière publique. Ces hommes-là surent habilement se faire valoir et vendre leurs idées « révolutionnaires » à une foule de journalistes peu imaginatifs sur la manière de rénover leur profession mais très prolixes dans l’art de la fidèle reproduction scripturale et particulièrement adroits dans le maniement de la caisse de résonance. Comment les esprits des moins crédules auraient-ils pu résister à un tel lessivage des idéaux désormais disqualifiés.
Au cours de l’avancement des travaux, une idée ne cesse de se renforcer, au point d’occuper une place qui eut été jugée autrefois incongrue. La voici : le pont ainsi jeté par-dessus la « vieille » société est la seule voie possible vers la rive du salut définitif. Dès lors, quiconque ose le début du commencement d’une esquisse de critique est promptement stigmatisé ou sommé de pénétrer enfin dans la modernité. Les récalcitrants sont facilement accusés d’entraver la marche de la société vers son but ultime. Un climat de peur est installé comme aiguillon efficace envers tous ceux qui n’ont pas la chance de voir leur intérêt leur sauter aux yeux.
Partout, les forces du pouvoir économique installent la logique du renoncement aux valeurs de solidarité et d’assistance pour leur substituer celles de la compétition interindividuelle et du mérite. Il faut mériter son pain et le négocier, « d’égal à égal », avec le patron. Le droit du travail est progressivement laminé, les inspecteurs du travail assassinés. Mais, pour le bien de tous, tel est le prix à payer, continue à marteler le discours convenu.
Déjà les équipes de dynamiteurs se préparent pour l’achèvement de l’ouvrage monumental. Une fois le pont édifié et lorsque toute la société valide – les « invalides » auront été jetés par-dessus le parapet – l’aura franchi, il conviendra d’empêcher tout espoir de retour. L’ancienne société deviendra l’exclusive propriété des historiens qui sauront pérorer sur cette douce parenthèse de l’Histoire qui ne pouvait avoir qu’un seul avenir, sa disparition pure et simple. Seuls quelques nostalgiques ayant connu ce temps saugrenu où l’on osait affirmer la volonté de contenir les assauts du Marché et du Patronat surpuissants, entretiendront un souvenir désuet appelé à sombrer lui aussi.
Comme il est beau le viaduc de Millau ! Et comme il nous dissimule bien l’essentiel. Désavouons le proverbe chinois. Quand on vous montre le viaduc du doigt, ne pas être imbécile consiste à regarder attentivement celui qui pointe ce doigt mystificateur. Comme il est beau le viaduc de Millau…

Yann Fiévet
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