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Régression rampante

MessagePublié: Lun 28 Avr 2008 15:33
par yann
Régression rampante

La confusion du temps présent doit beaucoup à la manipulation des mots piégés. Ces mots dont on est persuadé de connaître le sens précis et qui pourtant recouvrent, quand ils sont maniés par les hommes de pouvoir –économique ou politique – et leurs serviteurs empressés, des réalités bien différentes de celles annoncées. Pour parler trivialement, on veut nous faire prendre des vessies pour des lanternes ! Il en va ainsi de la nouvelle croisade u patronat français crapuleusement nommée « modernisation sociale » et que nous nous bornerons à désigner d’un vocable plus neutre, celui de « refondation sociale ». Dévoilons d’emblée la vérité : dans le glossaire néo-libéral, modernisation rime plus souvent qu’à son tour avec régression.
Nous passerons sur les détails pour toucher à l’essentiel de la « nouvelle » vision patronale des relations entre l’individu et son travail.Ce qui se joue dans les textes encore en discussion c’est la remise en cause annoncée de toute médiation collective organisée par la loi pour lui préférer la « liberté » du strict face-à-face entre l’employeur et le salarié individuel. Et on nous en fait des tartines de cette liberté des contrats, progrès social incomparable dans une démocratie avérée où tout individu est suffisamment responsable pour choisir librement de signer ou de ne pas signer un contrat de travail.
Quelle fable ! Quel piège à gogos tout juste bon à attraper tous ceux qui ont, plus ou moins ouvertement, abandonné toute raison sociale historiquement et nécessairement ancrée dans des pratiques de rééquilibrage des forces a priori disproportionnées. Marx ne s’y trompait nullement quand il montrait si brillamment en quoi le contrat de travail est formé entre un patron tout-puissant et un travailleur contraint de passer sous les fourches caudines du premier nommé. Le patron a des réserves, pas le travailleur ! Émile Durkheim, pourtant loin de Marx, refusait lui aussi de se laisser abuser en proclamant que « tout n’est pas contractuel dans le contrat ». C’est bien pour réduire l’inégalité des conditions des parties en présence que l’on fit appel à la loi qui progressivement protégea mieux les salariés. Petit à petit, un individu collectif est né, capable de résister à l’emprise exorbitante du patron, maître incontesté de la propriété privée qui lui permet d’acheter, la plupart du temps à vil prix, la force de travail des plus démunis. Dés lors, l’individu ne s’appartient plus totalement. Il se dissout en partie dans une propriété sociale tissée de tous les liens (ré)unissant les travailleurs et qui permet à ceux-ci de faire ouvrir droit à leur dignité.
Les patrons n’ont jamais fait autre chose que de faire mine d’accepter cette entorse importante à leur pouvoir sans partage. La nostalgie d’une époque disparue et l’espoir d’un avenir retrouvé les guident inlassablement. Que la pression sociale – car tout ne vient jamais que d’elle – vienne à s’affaiblir et les menaces planent aussitôt sur les droits chèrement acquis au fil du temps et des luttes par le mouvement ouvrier. Nous en sommes là aujourd’hui.
Qu’il serait bon de rétablir la loi Le Chapelier de 1791 qui supprimait toute médiation entre patron et travailleur en interdisant notamment, les coalitions ouvrières ! Ce que souhaite le patronat aujourd’hui c’est la multiplication des accords le plus près possible du terrain de l’entreprise, là où l’on connaît le mieux l’exactitude des problèmes du travail. Foin des conventions collectives. Et pourquoi se gêner quand des syndicats ouvriers se rendent complices de ce recul de la solidarité salariale.
Nous mettons là le doigt sur le ressort principal du capitalisme « rénové » par le néo-libéralisme. Pour se maintenir, ce mode de production a aujourd’hui besoin – concurrence internationale oblige – d’un travailleur sans force, d’un « individu flexible » si bien dépeint par Richard Sennett. Tant pis si la conception libérale de l’individu – individu abstrait, désincarné, anhistorique et soi-disant libre pour peu ques des obstacles érigés par l’État ne viennent pas contrarier l’expression de cette liberté – dépasse l’entendement de ceux qui prennent le temps d’observer le fonctionnement des sociétés dans une perspective évolutive.
Non, décidément, les modernes ne sont pas ceux qui se désignent comme tels. Face au double mouvement de l’affaiblissement des institutions collectives ( partis politiques, syndicats, Églises, École, Famille,…) et à la montée de l’individualisme, il est temps d’envisager les nouvelles formes de régulation sociale. On ne saurait se contenter de la généralisation de ce que Robert Castel nomme « l’individu par défaut », celui qui, privé de toute appartenance collective forte, est redevenu corvéable à merci. Comment les hommes et les femmes de demain vont-ils trouver les chemins menant à la « propriété de soi » (1), condition indispensable au rétablissement de la dignité et des droits perdus. Vaste question et profond chantier !

Yann Fiévet
Avril 2001


1 – Robert Castel (questionné par Claudine Haroche), Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Fayard, 2001.