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Un citoyen explore les coulisses de l’économie

MessagePublié: Sam 13 Juin 2009 17:32
par yann
Revue Nature & Progrès – Juin 2009

Bio portrait

Un citoyen explore les coulisses de l’économie

Par Yann Fiévet (*)

Il est des hommes à la curiosité presque maladive, des hommes qui ne se satisfont jamais des apparences trompeuses surtout quand elles sont ostensiblement dressées pour empêcher leur regard de se porter au-delà de la zone autorisée. Ils agacent à vouloir trouver derrière le rideau ce que l’on s’efforce d’y cacher au plus grand nombre. Leur curiosité est à leurs yeux des plus naturelles. C’est celle de tout citoyen exerçant son droit de regard sur la société qui l’entoure et dans laquelle les appétits féroces de quelques-uns peuvent déstabiliser le corps social dans son entier. Christian Jacquiau est de ces citoyens-là. Sans cesse en éveil il nous donne envie de garder nous aussi l’œil ouvert. Pénétrons avec lui dans les coulisses de certains lieux érigés en totems obligatoires de la société de consommation. Sans tabous ni trompettes mais avec la radicalité nécessaire à toute entreprise critique.

De profession Christian Jacquiau est expert-comptable. « Presque par hasard », confie-t-il comme s’il voulait s’en excuser. D’origine modeste et orphelin de père à quinze ans, il rattrape le cours de ses études un temps compromis en intégrant la filière G2 (préparant au baccalauréat « techniques quantitatives de gestion ») d’un lycée privé du quartier Montparnasse à Paris. Deux ans plus tard, Christian décroche son Bac et est embauché par un grand groupe de BTP (Bâtiment et Travaux Publics). Nous sommes au début des années soixante-dix. « Trouver son premier vrai emploi dès la fin de ses études était chose aisée à l’époque », reconnaît-il. Peu après, en compagnie d’un collègue de travail, il s’inscrit au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) afin d’y préparer les certificats ouvrant l’accès à la profession d’expert-comptable. Au début des années quatre-vingt, il ouvre avec sa compagne Florence, elle-même expert-comptable, un cabinet afin d’y travailler désormais pour leur propre compte. « C’est là le parcours plutôt ordinaire de jeunes gens volontaires bénéficiant d’un contexte économique assez favorable », avoue modestement Christian. C’est la suite qui cessera d’être banale.

En 1982, un confrère expert-comptable désigne Christian Jacquiau en qualité de commissaire aux comptes sur certains dossiers dont il a la charge. Il s’agit du secteur de la Grande Distribution. C’est le début pour Christian d’une longue série de découvertes tant étonnantes que scandaleuses à ses yeux. Dans les comptes de résultat des GMS (Grandes et Moyennes Surfaces) apparaît régulièrement une ligne intitulée « RFA » . Christian Jacquiau ne sait pas encore que ces trois lettres qui signifient « Remises de Fin d’Année » vont lui révéler une pratique de plus en plus répandue dans ce secteur, celle des marges arrière qu’il n’est pas abusif de qualifier de racket sur les fournisseurs. Il comprend vite que les bilans sont établis « à l’envers ». On commence par fixer le bénéfice que l’on souhaite réaliser pour l’année et on se débrouille ensuite pour que les rentrées permettent d’atteindre cet objectif. Le gonflement des rentrées – qui n’a rien de fictif – s’obtient en exigeant des fournisseurs des remises de plus en plus fréquentes et de plus en plus importantes. Les pouvoirs publics qui bien plus tard finiront par s’intéresser à cette question ont dénombré 500 occasions pour la Grande Distribution de réclamer des remises à ses fournisseurs. Ce qui étonne Christian Jacquiau à l’époque c’est la docilité des fournisseurs, d’autant plus que nombre d’entre eux ne sont pas de petites entités. Plusieurs années d’enquête discrète vont lui faire réaliser à quel point la Grande Distribution est devenue en un quart de siècle une énorme machine à générer du profit, non pas en générant de la richesse mais en la confisquant à ceux qui l’ont produite. « C’est le principe du sablier », explique Christian, « la partie inférieure de celui-ci représente les millions de consommateurs, la partie supérieure les milliers de fournisseurs des supermarchés et hypermarchés de France. L’étranglement du sablier, par lequel doivent obligatoirement passer les fournisseurs (agriculteurs et industriels), ce sont les six centrales d’achat qui alimentent toutes les GMS du territoire. Une formidable concentration du capital entre les mains de six mastodontes du « commerce intégré » comme on le nomme pudiquement, système imposant ses conditions aux autres acteurs de l’économie d’autant plus facilement que l’État n’a jamais vraiment cherché à refreiner l’appétit de ces fleurons du capitalisme français.

Christian Jacquiau aurait pu garder tout cela pour lui, se contenter de faire vivre son cabinet déjà prospère, écouter les confrères qui lui disaient que si la politique des marges arrière étaient autant développée ça se saurait, les médias en parleraient… Mais quand on a depuis toujours des idées réellement ancrées à gauche on ne reste pas indifférent à une menace pesant sur rien moins que le modèle social français. Oui, on en était déjà là dans les années quatre-vingt-dix : pour un emploi créé dans la Grande Distribution, il en disparaît cinq dans le commerce de proximité ou chez les fournisseurs contraints de comprimer leur masse salariale pour supporter la pression à la baisse de leurs prix de vente aux centrales d’achat. « Moins d’emplois c’est aussi moins de cotisations sociales et moins d’impôts versés. Et l’on s’étonne ensuite que la Sécurité sociale soit en déficit, que l’État ne puisse plus faire face à ses missions traditionnelles », s’emporte Christian Jacquiau qui a compris à qui ou à quoi l’on doit la « santé à deux vitesses » et le transfert croissant aux entreprises privées de pans entiers du domaine public. Il décide d’écrire un livre pour dénoncer l’énormité de cette entreprise de démolition qui se cache derrière la prétendue satisfaction du consommateur par les prix soit-disant bas. Pas facile d’écrire un livre sur un sujet de cette ampleur et pour le moins risqué quand on est occupé à plein temps par son activité professionnelle. Cette dernière est cependant commode pour enquêter, personne ne sachant quel est le véritable dessein de ce sympathique expert-comptable qu’il s’efforce de demeurer. Cela va nécessiter trois ou quatre années de travail. Le livre sort en 2000 chez Albin Michel et a pour titre « Les coulisses de la Grande Distribution ». Il ne sera jamais vendu par cette dernière !

C’est le début d’une nouvelle vie. Christian et Florence vendent leur cabinet, lui pour se consacrer à répandre la parole critique à partir de son livre et à engager la réflexion sur d’autres coulisses de l’économie, elle pour développer un grand projet de jardins familiaux et pédagogiques dans sa commune. Christian a donné à ce jour près de 500 conférences, partout en France mais aussi à l’étranger. « Diverses associations m’ont invité en Espagne, au Québec, en Suisse et en Belgique, le modèle français de distribution s’exporte tellement bien », ironise-t-il. Si depuis quelques années autant de consommateurs rejoignent les circuits courts (Amap, réseaux divers d’approvisionnement direct, etc.) et se détournent ainsi, au moins partiellement, de la « Grande Distrib », Christian Jacquiau y est incontestablement pour quelque chose. C’est la lecture du livre de Christian qui a donné envie à la réalisatrice Agnès Denis de dénoncer par le cinéma les coulisses désormais mises au jour. Christian collabora volontiers au film « Tous comptes faits » que France 3 finira par diffuser en février dernier… à 23 heures un samedi soir. Le film étant désormais disponible au format DVD, nombre d’associations le présentent lors de soirées, souvent en présence de Christian et/ou d’Agnès, contribuant ainsi à amplifier la salutaire dénonciation.

La curiosité est décidément un vilain défaut. Peu après la parution de son premier livre une autre affaire va chatouiller le sens critique de Christian Jacquiau. Le « commerce équitable », jusque-là ultra confidentiel, fait une entrée triomphale dans la Grande Distribution. Rapidement les produits auto labellisés Max Havelaar garnissent les rayons des GMS. Ce mariage de la carpe et du lapin énerve celui qui connaît trop bien le système qu’il dénonce pour croire à la sincérité des nouveaux mariés. Pour la Grande Distribution qui a déjà tant fait pour le développement du commerce inéquitable, le commerce équitable n’est qu’un créneau commercial parmi d’autres dont elle entend utiliser l’image positive auprès du consommateur. Pour Christian Jacquiau c’est de bonne guerre, le « monstre » tentaculaire est dans son élément. Le problème est donc du côté de l’autre protagoniste de l’affaire. Comment Max Havelaar qui se targue – au point d’en devenir oppressant – d’être l’entité numéro 1 de l’équitable en France peut-il composer à ce point avec « les rois de l’inéquitable ? ».

C’est si inconcevable pour Christian qu’il ne peut que s’interroger : « quelles sont donc ces valeurs que partagent en commun Max Havelaar et ses partenaires commerciaux : la grande distribution, Nestlé, Mac Do, Starbucks, Accor ou encore Dagris, promoteur revendiqué de la culture d’OGM ? ».

Une nouvelle enquête s’impose pour dévoiler les tenants et aboutissants du système Max Havelaar, dominant le monde du commerce équitable. Le livre « Les coulisses du commerce équitable » est publié chez Mille et une nuits en 2006. On comprend alors pourquoi l’État et certains acteurs du commerce équitable tiennent tant à cantonner ce dernier dans une dimension exclusivement Sud-Nord. Pour ces acteurs-là le commerce équitable est une niche au sein du capitalisme mondialisé dont on ne saurait combattre les valeurs essentielles. Pour la recherche de l’équité à tous les stades des transactions marchandes, il faudra se tourner vers d’autres acteurs, tel Minga ou Artisans du Monde, auquel le livre de Christian Jacquiau contribuera à donner un surplus de visibilité. Cependant, Christian nous entraîne déjà vers d’autres coulisses…

Les coulisses des « réformes de la santé » occupent désormais l’insatiable citoyen. Sa rencontre avec Bruno-Pascal Chevalier, l’un des instigateurs du mouvement « Ensemble pour une santé solidaire » l’a fortement marqué. Pas de livre cette fois. Plutôt un film… Mais Christian ne souhaite pas en dire davantage pour le moment. Patientons ! Grande est cependant notre impatience.

(*) Professeur de Sciences Économiques et Sociales, Président d’Action Consommation (« Agir par la consommation, agir pour consommer autrement »).