Tropicale autoroute

Modérateur: yann

Tropicale autoroute

Messagepar yann sur Sam 5 Déc 2015 10:48

Les Zindignés - No 30 – Décembre 2015


Trompe l’œil

Tropicale autoroute


Face à l’emballement climatique sur lequel « la communauté internationale » n’aura probablement pas la volonté de peser vraiment comme la preuve en sera bientôt dramatiquement administrée à Paris/Le Bourget, un autre emballement – largement responsable du premier – déroule ses effets désastreux : la frénétique mise en chantier de projets pharaoniques d’aménagement. Ces chantiers sont impulsés par des élus nationaux et/ou locaux incapables d’imaginer les moyens de contenir les effets dévastateurs du « modèle » productiviste de la Croissance sans fin. Leur réalisation est souvent confiée aux mastodontes du BTP. Ainsi, à la Réunion, deux firmes de « taille mondiale » sont unies pour la réalisation de la Nouvelle Route du Littoral (NRL) dont l’acronyme enjôleur tente de cacher que le département français du bout du monde ne saurait demeurer à l’écart du Progrès par la démesure. Là comme ailleurs en métropole , le dossier est entaché d’irrégularités administratives et juridiques.

Longue de douze kilomètres, avec un coût officiellement affiché de 1,6 milliards d’euros pour les déplacements quotidiens de quelques trente mille automobilistes, la nouvelle route du littoral, « enjambant » l'océan Indien, comportera un ensemble de digues et de viaducs solidement ancrés afin de résister à la force des typhons survenant dans cette région. La NRL doit relier le nord à l'ouest de La Réunion, en s'éloignant largement du tracé actuel de la route située au pied d'une falaise et menacée par des éboulements. L'ouvrage nécessitera l'utilisation de dix-huit millions de tonnes de roches. Mais, Les projets de carrières dédiés à la NRL ont été abandonnés les uns après les autres, sans grande surprise, face à la mobilisation des riverains. Les risques d’érosion et de destructions d’écosystèmes liés à ces « chantiers dans le chantier » sont dénoncés, alors que la Réunion tend déjà à voir son littoral passablement grignoté par la mer. Les pierres pourraient être importés de l'île voisine de Madagascar. Ce dernier aspect suscite cependant lui aussi un vif débat à La Réunion, en plus d'avoir d'ores et déjà fait l'objet d'un avis négatif du conseil national de protection de la nature. Un autre débat concerne le coût exorbitant du projet : les 133 millions par kilomètre initialement affichés)) seront inévitablement dépassés. La Cour régionale des comptes estime d’ores-et-déjà que le projet pourrait atteindre globalement 2 milliards d’euros. D’autres annonces jugées sérieuses font état d’une facture susceptible de grimper jusqu’à 4,3 milliards. La route des Tamarins, dernier ouvrage routier d’envergure construit dans l’île, pourtant nettement moins soumis aux éléments naturels, avait déjà outrepassé son budget initial de 75%, portant son coût définitif à un milliard d’euros.

L’incompréhension grandit lorsque l’on apprend que le projet de NRL est venu – par le fait du Prince – remplacer un projet moins coûteux financièrement et moins dangereux écologiquement. En 2007, l’Etat avait signé un chèque à la région pour un investissement « durable » : la construction d’un axe ferroviaire (tram-train) afin d’atténuer sensiblement la congestion automobile sur l’île, et fluidifier en particulier la voie névralgique de St Denis – La Possession qu’il s’agit de remplacer aujourd’hui par la NRL. Au lieu de cette solution durable, le président de la région, Didier Robert (LR), a préféré commanditer une autoroute à six voies financée par l’Etat, l’Europe et la Région. La NRL ne résoudra pas le problème d’embouteillages mais nécessitera au contraire d’autres travaux à l’entrée des agglomérations. La Réunion, région française déjà la plus endettée par foyer imposé, va donc présenter à ses contribuables une nouvelle facture, facture aussi colossale qu’imprévisible correspondant à une dépense qui semble bien mal avisée quand on sait que seulement 4% des réunionnais empruntent la route actuelle au quotidien. Ce surendettement condamnera la Réunion à être prisonnière du « tout-voiture » pendant des décennies. Ce choix dépasse l’entendement quand il est urgent de favoriser les transports collectifs dans l’île : les réunionnais possèdent moins de véhicules individuels que la moyenne nationale et sont pourtant déjà victimes de l’engorgement automobile urbain. Qu’en sera-t-il lorsque l’île atteindra le million d’habitants ? Cocasserie supplémentaire de l’affaire : c’est en faisant miroiter des investissements futurs en matière de transports collectifs que la Région a obtenu les financements étatique et européen.

Au plan des dégâts écologiques, le chantier menacera une vingtaine d’espèces protégées, notamment baleines, dauphins, tortues marines, oiseaux endémiques… Le chantier se situera au beau milieu d’une zone de reproduction des baleines à bosse, qui se réapproprient ce littoral depuis quelques années. Le président de la Région n’est pas à une contradiction près : il plaide pour l’inscription de ce « berceau à baleines » sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco et prend en même temps le risque de chasser les cétacés de la zone à cause des nuisances sonores du chantier. Enfin, dans un accès de mégalomanie déplacée, le Conseil régional vante un « chantier d’exception » qu’il compare à d’autres réalisés dans le monde, comme le pont transocéanique de Shanghai. Didier Robert considère donc la « six-voies » sur l’océan Indien comme une « nécessité absolue ». Le projet est tellement exceptionnel que son traitement administratif et juridique l’a été lui aussi : l’ouvrage a fait l’objet d’une Déclaration d’Utilité Publique en 2012 mais… sur un tracé différent. C’est pourtant cette DUP qui a justifié au moins cinq demandes de dérogation au Code de l’Environnement !

A qui va donc profiter ce chantier d’exception ? Dans sa promotion, la Région promet un millier d’emplois directs liés à la NRL, réponse dérisoire au regard des 40% de jeunes réunionnais au chômage. Il faudra du reste démontrer que ces derniers seront bien les bénéficiaires de ces emplois. Les vrais bénéficiaires du chantier sont les inévitables Bouygues et Vinci. Là aussi règne l’opacité : ces deux géants ont remporté l’appel d’offres dans des conditions jugées pour le moins obscures. Les élus de l’opposition siégeant à la commission d’appel d’offres n’auraient pas eu accès au dossier avant la séance d’attribution et ont disposé de seulement trois heures pour consulter 400 pages d’analyses. Par ailleurs, le premier recours d’Eiffage (le troisième larron écarté) pour non-respect du code des marchés publics, a été rejeté pour vice de procédure. Eiffage a depuis introduit d’autres recours qui n’ont pas encore été jugés. Dernière cocasserie : Vinci réclame sans sourciller à la Réunion 170 millions d’euros de dédommagements pour l’abandon du projet de Tram-Train lancé en 2007, travaux dont la réalisation devaient en partie lui revenir. L’Etat, en pleine cure d’austérité, financera cependant la NRL à hauteur de 780 millions d’euros. Cet argent, issu directement de la poche de citoyens à qui l’on demande par ailleurs des efforts importants, alimentera directement les comptes de deux multinationales à l’appêtit démesuré tandis que les entrepreneurs réunionnais du BTP, déjà sérieusement en difficulté, ne bénéficieront d’aucune manière directe de ce projet pharaonique.

Le dossier était trop lourd pour qu'une enquête pour favoritisme et corruption ne soit pas ouverte à propos de l'attribution des marchés de la NRL. Le 8 octobre dernier, cette enquête du parquet national financier (PNF) a connu un coup d’accélérateur : Des perquisitions ont été effectuées au siège du conseil régional, au domicile de son président et dans les locaux des entreprises concernées. Les perquisitions ont été accompagnées par des auditions à répétition devant des magistrats du PNF, des enquêteurs du groupement d'intervention régional (GIR), soit des gendarmes, des policiers, des agents du fisc et des douanes. Les enquêteurs sont repartis avec des documents. On peine à imaginer un tel déploiement de forces policières et judiciaires – certaines déplacées de métropole – pour des soupçons sans fondements tangibles. Comme l’on aimerait que cette affaire sonne le glas de la longue et trouble histoire de l’attribution des marchés publics dans le domaine des grands chantiers d’aménagement. La nécessité de mettre un terme à l’économie de prédation qui découle de ces obscures manœuvres va peut-être bénéficier d’un vent nouveau venu des tropiques. Tous les citoyens engagés un peu partout contre les Grands Projets Inutiles (GPI) ne pourront que s’en réjouir.


Yann Fiévet
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