Page 1 sur 1

Lynchage de printemps

MessagePublié: Sam 5 Juil 2014 15:42
par yann
Lynchage de printemps


Pierrefitte, Seine-Saint-Denis, France, vendredi 13 juin 2014 : un jeune Rrom de seize ans roué de coups par une dizaine d’individus est abandonné inanimé dans un caddie de supermarché. Lorsque les passants le découvrent il a déjà sombré dans un coma profond. Les premières dépêches , trois jours plus tard, sont laconiques, glissées subrepticement entre les lancinants micro-trottoirs hargneux contre ces privilégiés de cheminots et les ennuyeuses prolongations des commentateurs consécutives à la sensationnelle victoire des Bleus, trente-six heures plus tôt, lors de leur premier match du Mondial. Un match devant lequel le jeune supplicié aurait peut-être vibré lui aussi comme la plupart de ses bourreaux . Darius ne verra pas non plus le deuxième match ! Fait divers sordide mais banal ? NON !

Darius vivait jusques là avec une trentaine de personnes dans un bidonville comme les sociétés des pays riches ont su en recréer au fil de la crise qui les traversent depuis quarante années. Il aurait été identifié par un jeune homme vivant dans une cité voisine comme auteur d’un larcin commis dans ladite cité. Une expédition punitive est organisée contre le « suspect » qui est laissé pour mort une fois le châtiment infligé. Au moment où ces lignes sont écrites, cinq jours après le lynchage, les agresseurs n’auraient pas été identifié. On imagine que dans la cité où vivent les agresseurs le silence est de rigueur après ce qui doit y être considéré comme une simple correction ayant mal tourné. Les premiers commentaires soulignent la lâcheté de l’agression : une bande plutôt fournie, formée pour la circonstance ou déjà prête à l’action, contre un adolescent isolé et sans défense. On pointe également la disproportion de la punition : un simple larcin mérite-t-il une mortelle avalanche de coups s’abattant sur son auteur supposé. Enfin, l’on rappelle que l’on ne peut se faire justice soi-même dans une société de droit. Cependant, une fois énoncées ces remarques de bon sens, le problème reste entier.

L’expédition barbare, quelle que soit la personnalité de ses participants, ne s’est pas déroulée dans n’importe quel contexte. Comment ne pas se poser les questions les plus dérangeantes qui soient ? Si la victime n’était pas un Rrom – ou perçue comme tel – les choses auraient-elles pris un tour aussi dramatique ? Qui peut nier sérieusement que nombre de discours prononcés ces dernières années par des hommes et des femmes politique de rang local ou national n’ont pas fait des Rroms des parias en puissance ? Doit-on s’étonner qu’ils soient ensuite perçus par une frange croissante de « l’opinion publique » comme des profiteurs, des fainéants, etc. ? Quels traces tenaces a laissé dans les têtes les moins armées pour y résister la déclaration péremptoire du ministre des « affaires intérieures » à propos de l’incapacité notoire des Rroms à l’intégration dans la société française sous le prétexte, par exemple, qu’ils refuseraient systématiquement de vivre en HLM ? Sait-on ce qu’induisent dans les esprits les plus frustres les brutales évacuations de camps rroms » et leur destruction méthodique sous les yeux apeurés des enfants qui vivaient néanmoins en ces lieux de fortune ? Dans un tel contexte, comment certains ne s’autoriseraient-ils pas à trouver naturel de faire la chasse à ces parasites, de faire le travail de la police déjà bien occupée et même de se substituer à la justice ?

Toutes ces questions révèlent que la « communauté nationale », incertaine de son identité et aveugle à la richesse du « creuset français », a besoin de s’inventer régulièrement des ennemis de l’intérieur que l’on rendra responsables de tous les maux. Les Rroms mettraient en danger notre pays, dit-on pour justifier les rafles d’un type nouveau, les détentions rebaptisées rétentions, les reconduites à la frontière. Ils ne sont que vingt mille environ pour une population de soixante-cinq millions d’habitants mais représenteraient pourtant une vraie menace pour le pays ! Il est patent que le nombre de Rroms dans la tête des « bons Français » est démesurément plus élevé que ne le laisse supposer une observation lucide de la réalité sociale. Et puis, que signifie le fait de ranger sous le même vocable – les Rroms – tous ceux qui se sont entassés dans ces campements que l’on n’ose pas appeler bidonvilles ? Et les médias courant après l’audience d’apporter leur pierre à l’édification de la « xénophobie d’Etat ». Pourquoi ces sondages régulièrement commandés pour savoir « ce que les Français pensent des Rroms et du traitement qui leur est réservé » ? La volonté d’informer n’a-t-elle rien de mieux à rechercher pour renforcer la démocratie ?

Le malheur de Darius n’est, hélas, pas un cas isolé. Les traques – que l’on nomma autrefois ratonades– se multiplient ces temps-ci. Quand les plus pauvres parmi les pauvres sont si facilement les proies expiatoires d’autres pauvres un peu moins pauvres il est temps de s’alarmer de ce qui se trament dans « les bas-fonds » de la société de consommation en mal de croissance perdue. Proclamons-le : il n’y a que la solidarité qui vaille ! Et avec tous ceux qui sont là !


Yann Fiévet
Juin 2014